CHRONIQUE

La déferlante

Difficile de dire plus que tout ce qui a déjà été raconté. 

Dans la foulée du mouvement lancé par les journalistes Sue Montgomery et Antonia Zerbisias sur les réseaux sociaux, pour inviter les victimes d’agressions sexuelles à parler de ce qui leur est arrivé, même si elles n’ont jamais porté plainte à la police, on a l’impression d’avoir tout entendu.

Est-ce vraiment nécessaire d’en rajouter ?, a-t-on envie de demander.

La réponse est oui.

Oui, il faut dire plus, raconter davantage cette réalité des agressions sexuelles, parce qu’empiler, montrer l’ampleur, c’est l’essence même de ce qui s’est passé cette semaine depuis que les témoignages ont commencé à déferler.

Enfin, on entend, on perçoit la quantité. Toutes les horreurs ramassées et racontées déferlent, en raz-de-marée.

Ce qui est différent cette semaine, ce n’est pas qu’unetelle ou unetelle se soit fait attaquer, violer, harceler, démolir, même si chaque histoire est en soi un drame qui mérite d’être entendu et que chaque femme qui la raconte mérite d’être respectée, traitée avec la plus grande des dignités.

Ce qui est différent, c’est la quantité. Le réveil par le nombre.

Cette semaine, on ne parle plus d’anecdotes hétéroclites, pendant tant d’années reléguées à la catégorie « histoires tragiques mais pas représentatives de grand-chose ».

Cette semaine, on parle de cette réalité très concrète, celle de la violence sexuelle, du mépris par le sexe, comme un ingrédient presque quotidien de la réalité d’une immense partie de la population.

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Mettez ensemble une dizaine, une vingtaine de femmes. Vous pouvez même ajouter des hommes si vous voulez, parce qu’eux aussi ont peut-être des histoires d’enfance et d’horreur à raconter.

Mais mettez surtout des femmes parce que plus de 90 % des agressions à caractère sexuel les concernent.

Et écoutez-les se vider le cœur ou se confier discrètement.

(Je n’invente rien de ce que je vais vous décrire. Tout ça m’a été raconté à un moment ou à un autre.)

D’abord, commençons doucement, la plupart auront des histoires dégueulasses à relater au sujet de gars à la braguette baissée qu’elles auront croisés dans un parc, un détour sombre ou ailleurs. Les pervers exhibitionnistes, on connaît. Il y en a un peu partout. Ici à Montréal, en voyage aussi. Il faudrait que les guides touristiques nous avertissent. « N’allez pas aux abords de tel parc pendant l’heure du lunch dans telle ville. Les hommes vont là pour se branler en public… »

Viendront ensuite les histoires sordides au sujet de ces hommes qui aiment toucher les femmes dans des lieux publics. Les gars qui se frottent dans le bus, dans n’importe quelle foule quelque part. Il faut dire à nos filles, sans les dégoûter, de faire attention.

On parlera sûrement aussi des ados qui s’en prennent aux jeunes dans les parcs, les stations de métro, les fêtes. On relatera les dégueulasseries de type « party de fraternité » comme on les dénonce souvent dans les journaux américains et ici aussi. Les plus jeunes en ont beaucoup à raconter à ce sujet. Le tripotage de force, les viols en gang avec ou sans objet, les photos de cul, les réputations détruites. Les suicides.

Si la conversation est ouverte et que les femmes sont en confiance, alors parleront-elles peut-être aussi de leur milieu de travail.

De tel patron, de telle situation. Généralement, les plus jeunes, les plus vulnérables, hésiteront à raconter des histoires bouleversantes. Les plus âgées seront plus ouvertes, plus solides et se souviendront comment c’était quand elles ont commencé dans tel poste ou telle entreprise. Le gros untel qui voulait toujours aller prendre une bière le midi, dans une taverne où on projetait des films pornos et qui mettait les petites nouvelles au défi de lui dire non. L’autre qui draguait à fond devant les autres, mettant toutes les femmes visées, et les autres, mal à l’aise.

On parlera aussi sûrement de cas plus graves. Le patron qui appelait l’employée avant qu’elle parte. « Je t’attends en bas dans ma voiture. Si tu n’embarques pas, je te suis. » Le collègue qui coince la jeune recrue dans une salle de réunion ou un bureau et mise sur son silence. La vedette qui se permet de mettre ses mains partout.

Je vous fais grâce des détails pas mal plus explicites entendus à travers les années.

Mais la conversation ne s’arrêtera pas là. Il y aura celles qui ont été violées par des inconnus dans la rue, avec ou sans arme. Une agressée puis abandonnée dans un coffre de voiture. L’autre qui a accepté de se faire raccompagner à la maison par le beau gars qui la draguait à la fête et a fini par l’emmener « voir » sa gang dans un champ en banlieue. Il y a celles qui se sont fait violenter sexuellement par des hommes qu’elles connaissaient. Avec qui elles avaient même accepté de sortir. Il y a celles qui ont été soumises à des années d’agressions. On pense à des cas d’inceste, aux victimes des curés, aux jeunes athlètes dont les entraîneurs profitaient, troquant des rêves olympiques contre du sexe.

Toujours le sexe.

***

Cette semaine, quelqu’un disait sur Twitter que pour décrire l’ampleur du problème, il serait plus efficace de parler aux femmes qui n’ont jamais été victimes… On en est presque rendus là, en effet.

Car cette semaine, ce qui est différent, ce n’est pas qu’unetelle ou unetelle se soit fait attaquer, violer, harceler, démolir, même si chaque histoire est en soi un drame qui mérite d’être entendu et que chaque femme qui la raconte mérite d’être respectée, traitée avec la plus grande des dignités. Ce qui est différent du mois ou de l’an dernier, c’est qu’on a l’impression que c’est tout le monde, des pauvres, des riches, des carriéristes, des discrètes, des timides, des grandes gueules, des blondes, des brunes… des êtres qui n’ont qu’un seul point en commun : celui d’avoir subi ce qu’elles ont subi parce que ce sont des femmes.

On s’en est très souvent remises. Ça ne nous a pas arrêtées. On a continué de bâtir, de donner. On espère juste que ce ne sera pas comme ça pour nos filles.

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